Dans le paysage artistique contemporain, certaines œuvres se distinguent par leur capacité à provoquer une réflexion profonde sur des thèmes universels. La série « Concrete Shoes » de Reynald Drouhin en fait indéniablement partie. À travers cette collection de chaussures emprisonnées dans du ciment, l’artiste nous invite à explorer les notions de mobilité et d’immobilité, tout en interrogeant la manière dont le temps façonne notre existence.
Les chaussures, symboles universels de mouvement et de liberté, sont ici figées dans le ciment, un matériau qui évoque la solidité et la permanence. Cette juxtaposition crée un paradoxe visuel saisissant, rappelant les œuvres de l’artiste Christo, connu pour emballer des objets et des monuments dans du tissu afin de transformer leur perception et de les immobiliser temporairement. Chaque paire de chaussures, soigneusement choisie et transformée, raconte une histoire unique, celle de nos efforts, de nos luttes et de nos aspirations.
Chaque bloc de ciment n’est pas seulement une enveloppe pour les chaussures ; il est également un monolithe, reprenant le volume exact de la boîte à chaussures d’origine. Cette dimension ajoute une couche supplémentaire de signification à l’œuvre. Le monolithe, par sa forme et sa solidité, évoque la permanence et l’immuabilité, contrastant avec la fonction première des chaussures, qui est le mouvement. En reproduisant le volume de la boîte à chaussures, Drouhin rappelle les œuvres minimalistes de Donald Judd, qui exploraient la relation entre l’objet et l’espace.
La série « Concrete Shoes » fait également référence au concept de « cement shoes », une expression populaire qui désigne une méthode brutale utilisée par la mafia pour se débarrasser de ses victimes en les lestant avec du ciment avant de les jeter à l’eau. En s’appropriant cette référence, Drouhin ajoute une dimension sombre et métaphorique à son œuvre, évoquant les poids invisibles qui nous retiennent et les forces qui cherchent à nous immobiliser. Cette référence enrichit l’interprétation de l’œuvre, invitant le spectateur à réfléchir sur les contraintes et les obstacles qui jalonnent nos vies, à l’instar des sculptures d’Alberto Giacometti, qui capturaient la fragilité et l’isolement de l’existence humaine.
L’une des dimensions les plus fascinantes de cette série réside dans la manière dont les sculptures interagissent avec leur environnement naturel. Disposées en extérieur, elles sont soumises aux intempéries, à la végétation, aux insectes et à la mousse. Cette interaction avec les éléments naturels enrichit l’œuvre, rappelant les installations de land art d’artistes comme Andy Goldsworthy, qui utilise des matériaux naturels pour créer des œuvres éphémères évoluant au gré du temps et des saisons.
L’œuvre de Drouhin s’inscrit dans une continuité des expérimentations artistiques qui ont marqué l’histoire de l’art moderne et contemporain. En enveloppant des objets du quotidien dans du ciment, l’artiste adopte une approche rappelant les ready-mades de Marcel Duchamp, dont l’usage provocateur de l’objet banal redéfinit les frontières de l’art. Le choix du ciment, matériau brut et industriel, évoque également l’esthétique de l’Arte Povera, incarnée par des artistes tels que Pino Pascali ou Giuseppe Penone, qui ont cherché à révéler la poésie intrinsèque des matériaux souvent négligés.
« Concrete Shoes » explore la tension entre le dynamisme et la stagnation, entre l’espoir de progrès et la réalité des obstacles. Chaque œuvre semble figée dans un instant, capturant un moment de transition entre le mouvement et l’arrêt. Pourtant, cette immobilité apparente n’est pas dénuée de sens : elle raconte une histoire, celle de nos parcours, de nos expériences et de nos rêves. En observant ces œuvres, nous sommes invités à méditer sur notre propre trajectoire, sur les moments où nous avons été immobilisés et sur ceux où nous avons réussi à avancer.
En conclusion, « Concrete Shoes » est bien plus qu’une simple collection d’objets transformés ; c’est une invitation à la réflexion et à l’introspection. À travers cette série, Reynald Drouhin nous rappelle l’importance de prendre le temps de méditer sur notre parcours, sur les forces qui nous animent et sur celles qui nous retiennent. En conjuguant les héritages du minimalisme, du land art, des ready-mades et de l’Arte Povera, l’œuvre s’inscrit dans un dialogue riche avec l’histoire de l’art et offre au spectateur une méditation profonde sur le temps, la mémoire et la condition humaine. C’est une œuvre qui, par sa simplicité apparente, parvient à évoquer des questions universelles et fait de chaque observateur un participant actif dans cette exploration artistique.
Clarice Thamel, critique d’art
Série « Concrete shoes » in situ :
Nous tous, 2021, ciment gris, chaussures (DC, Adidas), 23 x 24 x 42 cm. Monolithe 23 x 31 x 9,5 cm
En marche, 2021, ciment gris, chaussures (Supra), 23 x 31 x 35 cm. Monolithe 23 x 31 x 10,5 cm
Se planter, 2021, ciment gris, chaussures femme, 23 x 48 x 11 cm. Monolithe 23 x 30 x 11 cm
Où va le monde, 2021, ciment gris, chaussures (Adidas Buzenitz), 23 x 31 x 28 cm. Monolithe 23 x 31 x 9,5 cm